Nucléaire : la trahison énergétique

Par Didier Thévenieau, David Gau et Julie Del Papa.

Depuis novembre 2012 et le début de l’enlisement du Débat National sur la Transition Énergétique (DNTE) jusqu’au projet de loi présenté mercredi 18 juin 2014 par Ségolène Royal, le gouvernement amuse le terrain et retarde d’autant plus les engagements nécessaires que la France se doit de prendre pour lutter contre le dérèglement climatique, la pollution de l’air, la précarité énergétique et la santé et la sécurité des travailleurs et des citoyens. Depuis l’annonce de la loi de programmation sur la transition énergétique, la ministre de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, publie un nouveau texte tous les matins. Rétropédalage, manipulation de langage, enfumage, négociations mal aboutie avec les députés d’Europe Écologie les Verts, au final, la question du nucléaire, industrie fournissant pourtant 78% de notre production d’électricité, est escamotée pour ne pas dire censurée. Nous dénoncions déjà cette volonté du gouvernement d’interdire ce débat dans l’espace démocratique dans notre contribution au DNTE. Malgré les engagements de campagne de François Hollande sur la tarification progressive de l’électricité, la fermeture de Fessenheim, les efforts sur la sûreté nucléaire qui nécessite des engagements à long terme, ainsi que la santé et la sécurité des travailleurs, rien n’est inscrit dans ce projet de loi. On a beau savoir que le Président de la République renonce à ses engagements un à un, malgré tout, impossible de s’y faire ! Surtout quand il s’agit de ceux qui concernent une industrie comme le nucléaire et l’avenir énergétique de la France.

Une confusion entretenue

Il faut d’abord reconnaître que la réduction de 75 % à 50 % en 2050 de la part du nucléaire dans la production d’électricité a été retenue dans le projet de loi que réécrit quotidiennement le gouvernement. Mais cet engagement n’a de sens que si l’on sait quelle sera la part d’électricité consommée en 2050. En effet, avec une croissance permanente de notre consommation d’électricité, réduire la part du nucléaire revient à conserver la puissance produite actuelle donc à maintenir le parc en l’état. Car même avec une hausse des renouvelables, en restant dans une politique de l’offre qui pousse à consommer, il en manquera. Ce n’est donc pas un hasard si, dans le projet, apparaît le plafonnement de la capacité du parc nucléaire à 63,2 MW, soit sa puissance actuelle. Il n’y aura donc probablement pas de diminution du nucléaire en France : la réduction annoncée n’est qu’un maintien en l’état de la puissance produite aujourd’hui. Une sorte de tendance baissière du statu quo.

D’autant que, comme cela a été le cas pour le chauffage des logements, Ségolène Royal engage le tout électrique pour les transports, en laissant croire que la voiture électrique est écologiquement propre. D’après des études a minima, si aujourd’hui en France la totalité du parc automobile (environ 36 millions début 2012) était électrique, il faudrait l’équivalent de 16 centrales nucléaires pour l’alimenter. Sans compter l’énergie grise pour la construction de ces voitures, la fabrication et le recyclage des batteries, les pollutions produites et l’emprise toujours croissante des routes sur les terres (On enregistre une croissance du réseau routier de 16% en 20 ans)… L’illusion du nucléaire, en laissant croire que nous disposons d’une source infinie d’électricité, a créé la précarité énergétique. Celle-ci, qui s’est déjà accrue en grande partie à cause du chauffage électrique, se transposera dès lors sur le coût des transports. Plutôt que vouloir créer un marché artificiel de la voiture électrique surconsommatrice d’énergie nucléaire, il s’agit de développer une politique des transports réfléchie, de repenser l’aménagement du territoire, de limiter les trajets en ne construisant pas des zones d’activités en dehors de centre urbains, en raccourcissant les distances maison travail, et aussi en arrêtant de privatiser le rail comme cela vient d’être voté au parlement. On ne peut pas en même temps prétendre engager une transition énergétique et voter pour le 4ème paquet ferroviaire à Bruxelles. Aujourd’hui les cheminots se battent aussi pour l’avenir de notre planète et la baisse des gaz à effet de serre !

Cette schizophrénie évidente du gouvernement et des leurs alliés qui votent pour la privatisation du rail, avec la promotion à outrance de la voiture électrique « propre », est inscrite dans la nature même du projet de loi. En effet, en parlant à la fois d’ « économie sobre » et de « croissance verte » le gouvernement, inscrit dans le capitalisme vert, invente la « croissance sobre » !

La croissance sobre ou le marché de dupe

Dans le même ordre d’idées contradictoires, les ambitions du gouvernement consistent à promettre une « modulation de la part du tarif liée au transport et à la distribution de l’électricité » pour les « entreprises utilisant beaucoup d’électricité » car « elles apportent ainsi des avantages au système électrique, car elles peuvent absorber les fluctuations de la fourniture et de la demande d’électricité », tout en affirmant dans la même phrase que ces mêmes entreprises « seront incitées à réduire leur consommation ». Comprenons donc que la loi octroiera des avantages tarifaires à certaines entreprises car elles sont très consommatrices d’électricité, et qu’en échange on leur demandera de réduire leur consommation.

Le projet de loi prétend aussi créer « les conditions d’une modération des tarifs de l’électricité en les alignant sur les coûts d’approvisionnement les plus compétitifs. » Formulation qui, une fois de plus, cherche à masquer la réalité des tarifs de l’électricité. Après une augmentation de 5 % en 2013, le Premier ministre vient de confirmer l’augmentation prévue pour 2014, contrairement à ce qu’annonçait sa Ministre du développement durable mercredi 18 juin. Ces augmentations ne sont qu’un début, à cause essentiellement d’une sous-évaluation et un subventionnement indécent de l’industrie nucléaire.

En effet, le dernier rapport parlementaire, appuyé par celui de la Cour des comptes, sur le coût de la filière nucléaire sont sans appel. En 3 ans, l’industrie électro-nucléaire a connu un accroissement de 21% de son coût courant économique sans compter la construction de l’EPR et ses dérives (« Le coût courant économique inclut dans un calcul actualisé les éléments suivants : les investissements initiaux, les charges d’exploitation et de maintenance, les investissements de jouvence – par exemple le remplacement de gros équipements – et les provisions pour charges futures – traitement des déchets, démantèlement. », CNRS, Institut de physique nucléaire). Et le « mur d’investissement » que nécessite le maintien du parc nucléaire français à sa puissance actuelle est évalué par la Cour des comptes à 110 Md€ courants d’ici 2033, auxquels il faut ajouter des investissements supplémentaires de sûreté pour la prolongation des réacteurs à 60 ans comme le veut EDF (inchiffrable avant 2018), les investissements annuels de 3 milliards par an pendant 20 ans, enfin les surcoûts de démantèlement et d’enfouissement.

Le plus grave est que ces investissements colossaux qui enchaînent la France ne sont dus qu’à des décisions politiques prises dans des accords de majorité signés dans la nuit sur des coins de table, et ce, sans aucune transparence. Le passage en force du gouvernement sur le projet CIGEO d’enfouissement des déchets nucléaires et son retrait en sont la preuve. En effet, après que le projet de loi a été présenté à la presse mercredi dernier, des modifications ont été faites dans la nuit, dont l’ajout du projet CIGEO, alors même que le gouvernement et la Ministre de l’écologie s’étaient engagés à ne pas l’insérer. Le lendemain, vendredi, grâce à la veille et à la dénonciation des organisations écologistes, celui-ci a été supprimé. Des méthodes approximatives et indécentes qui hypothèquent l’avenir de notre environnement notre sécurité et de la santé publique.

La sécurité et la sûreté négligées

L’absence de débat démocratique et de décision en conséquence a pour but de cacher les méfaits et de maintenir en vie un mode de production d’électricité à l’agonie.
Contrairement à ce que laisse entendre Ségolène Royal, le projet de loi ne met pas la responsabilité de l’exploitant en première ligne. En effet, en cas d’accident nucléaire, sa responsabilité reste limitée à 91,5 M€ alors que la cour des comptes estiment qu’elle devrait passer à 700 M€. Aujourd’hui c’est l’État qui assure ce risque. En sachant que l’IRSN évalue entre 600 Mds et 1000 Mds le coût d’un accident comme celui de Fukushima et qu’il n’est pas intégré dans le coût de production de l’électricité nucléaire, l’illusion est double pour le consommateur-contribuable.

Et cet accident n’est plus seulement un élément de probabilité mais une réalité à prendre en compte urgemment comme le signal le rapport parlementaire sur le coût du nucléaire. Mais aucune des recommandations de la commission n’est inscrite dans le projet de loi. Malgré une légère allusion évasive sur la responsabilité de l’exploitant quant au recours systématique à la sous-traitance et le nombre abusif de niveaux entraînant des risques graves, rien n’apparaît sur les travailleurs sous-traitants du nucléaire, leur santé, leur sécurité.
Prétendre engager une transition énergétique en ignorant sa dimension sociale, c’est renoncer à défendre l’Intérêt général humain pour privilégier l’économie et la finance.

Un abandon consenti des décisions

La Programmation Pluriannuelle de l’Énergie (PPE), inscrite dans le projet de loi, illustre à quel point rien ne changera, ni pour l’avenir du nucléaire, ni pour la volonté de la France de tenir sérieusement compte de la crise écologique mondiale.
En effet, pour parvenir à réduire la part du nucléaire à 50 % dans la production d’électricité, le gouvernement propose de fixer la programmation en matière d’énergie autour de deux périodes de cinq ans, dont la seconde ne sera qu’indicative (dans un communiqué de presse en date du 18 juin 2014, Denis Baupin, député EELV, évoque une PPE d’une période de 8 ans pour la première et 3 ans pour la seconde. Le document du Ministère de l’Ecologie publié ne fait pas état de telle durée. En outre, cela ne change rien à l’inadéquation des temps de programmation longs dont a besoin le nucléaire et la transition énergétique) ! Il est ajouté qu’un droit de veto sera donné au représentant de l’État au conseil d’administration d’EDF afin de faire respecter ce programme. Outre l’aspect drolatique d’un État qui, majoritaire à 84% dans le capital d’EDF ne semble pas pouvoir se faire entendre du PDG qu’il nomme lui-même sans un droit de veto, la période de programmation de 5 ans est un renoncement évident, « un enterrement de première classe » comme le souligne Delphine Batho, ministre de l’écologie démissionnaire, dans son communiqué.
Même si les députés écologistes de félicitent d’une telle avancée, ces temps courts de décision, comparés aux temps longs que nécessitent l’industrie nucléaire (30, 40, 50 ans) et le déploiement des énergies renouvelables, est une façon de renoncer à faire des choix, donc à faire que la prolongation des centrales et le renouvellement du parc deviennent une nécessité de fait.

Des décisions qui s’imposent : la planification écologique

La réalité des crises écologiques globales ne peut être niée aujourd’hui et les graves bouleversements qui nous attendent exigent des décisions politiques fortes qui ne peuvent se contenter de compromis de couloirs.
Il faut engager immédiatement la sortie du nucléaire sans quoi aucune transition énergétique n’est possible. Cette sortie du nucléaire ne se fera pas sans les travailleurs et les citoyens, et encore moins contre eux. Il s’agit alors de faire avancer d’un même pas la question écologique et la question sociale. C’est l’écosocialisme.

Vouloir une transition énergétique digne de ce nom nécessite d’engager une planification écologique. Le temps court des politiques et de l’économie est incompatible avec la sauvegarde de notre écosystème et le nucléaire en est un exemple flagrant. Le productivisme et la politique de l’offre sont les seuls demandeurs de l’électricité nucléaire. La question du sens de la production doit donc être posée en parallèle de celle de nouveaux droits démocratiques, du contrôle par les producteurs et consommateurs des finalités de la production, et du pouvoir de décision dans l’entreprise. L’industrie nucléaire ne permettra jamais cela car c’est une industrie au service du capitalisme qui se moque bien de la démocratie. Contrôlée par quelques technocrates et « experts », avec une volonté d’opacité interdisant la compréhension par les citoyens, basée sur la croyance obsolète d’une énergie bon marché et accessible à tous, cette industrie n’a aucun avenir dans une 6ème République écosocialiste. Le marché ne peut assumer la transformation en profondeur des modes de production, d’échange et de consommation d’électricité. Il s’agit alors d’abroger la loi NOME et de reconstruire un pôle public de l’Énergie resocialisé, seul capable de garantir la maîtrise des coûts économiques, environnementaux et sociaux de notre production d’énergie.
La première loi à imposer dans le cadre d’une loi de programmation sur la transition énergétique est donc le remboursement de la dette écologique et l’inscription dans la constitution de la règle verte plutôt que la règle d’or.

Maintenir une activité aussi capitalistique que le nucléaire, avec tous les risques humains, écologiques, économiques qu’elle induit, avec un projet de loi sur la transition énergétique aussi creux, c’est faire de la France un des pays les plus irresponsables quant à l’avenir de notre planète. Cette absence de courage politique et d’ambition, pourtant applaudie par les députés d’EELV, est une véritable trahison énergétique. Au final, seuls les lobbies du nucléaire et la finance peuvent se réjouir de voir les voies de la surconsommation d’électricité s’ouvrir devant eux. Aucune révolution écologique que nécessite pourtant l’état actuel de la planète ne se fera sans une révolution sociale. Aucune transformation écologique ne se fera en dehors d’une politique sociale de gauche et aucune gauche ne survivra si elle ne n’a pas pour horizon l’écologie et son corolaire : la rupture avec le productivisme et le libéralisme.

L’écosocialisme est la force du Peuple pour la sauvegarde de l’Intérêt général humain